Deux beaux textes de René Char, très courts : « Les bandeaux de Claire ».
« Jeune fille, salut ! Si l’on s’avisait de te dire, un jour, à l’oreille, que Claire, la rivière, ta confidente, le miroir de ton regard triste ou heureux, a cessé d’exister, n’en crois rien.
Que cette alerte te soit plutôt un prétexte pour te rendre une nouvelle fois auprès d’elle, et recevoir son effusion.
Au retour, ne sois pas pressée de quitter les champs qu’elle irrigue. Entre dans chaque maison où sa présence se laisse percevoir. Flâne en marchant, ici c’est possible. Ou tiens-toi un moment sous l’arbre le plus vert, à proximité des roseaux. Bientôt, tu ne seras plus seule : une Claire bien vivante, jeune, passionnée, active, s’avancera et liera conversation avec toi. Telle est la rivière que je raconte. Elle est faite de beaucoup de Claires.
Elles aiment, rêvent, attendent, souffrent, questionnent, espèrent, travaillent. Elles sont belles ou pâles, les deux souvent, solidaires du destin de chacun ; avides de vivre.
En touchant ta main, jeune fille, je sens la douce fièvre de l’eau qui monte. Elle m’effleure, me serre en s’enfuyant, et chasse mes fantômes.
II
L’aube, chaque jour, nous éveille avec une question insignifiante qui sonne parfois comme une boutade lugubre.
Ainsi ce matin : « Trouveras-tu aujourd’hui quelqu’un à qui parler, aux côtés de qui te rafraîchir ? »
Le monde contemporain nous a déjà retiré le dialogue, la liberté et l’espérance, les jeux et le bonheur ; il s’apprête à descendre au centre même de notre vie pour éteindre le dernier foyer, celui de la Rencontre…Ici il va falloir triompher ou mourir, se faire casser la tête ou garder sa fierté .
Nous jouons contre l’hostilité contemporaine la carte de CLAIRE.
Et si nous la perdons, nous jouerons encore la carte de CLAIRE
Nos atouts sont perpétuels, comme l’orage et comme le baiser, comme les fontaines et les blessures qu’on y lave.
René Char, 1949
(Édition collective Gallimard 1971/ troisième édition/NRF)